Alfred NOBEL vu par Léonie Bernardini-Sjöstedt - 1897

 

Alfred Nobel - 21 octobre 1833-10 décembre 1896

 

En novembre 1894, un portrait d’Alfred Nobel a été adressé au professeur Louis Henry de l’université catholique de Louvain (Belgique)[1]. Expédié le 19 novembre de San Remo, ce portrait est ensuite souvent utilisé pour illustrer les notices biographiques relatives à l’inventeur de la dynamite. Décédé en décembre 1896, Alfred Nobel fait ainsi l’objet, dès janvier 1897, d’un article de Léonie Bernardini, publié à Paris dans La Revue hebdomadaire[2].

Cet article porte sur les découvertes majeures de Nobel, dynamite et balistite, évoquant encore le départ de l’inventeur à San Rémo en Italie, son caractère démiurgique et la fondation testamentaire des prix Nobel internationaux. Rédigé par une essayiste et femme de lettres aujourd’hui peu connue, cet article attire l’attention sur son auteur féminin, appelant, à défaut de synthèse, quelques remarques sur cette initiative littéraire. Son parcours personnel illustre en effet les enjeux de la Belle Epoque, ceux de la guerre et de la paix, tandis que transparaissent les incertitudes des politiques européennes. En contrepoint, cet article fait écho aux Alsaciens-Lorrains de Paulilles, venus fonder en 1870 une usine de dynamite dans les Pyrénées-Orientales[3].

Léonie Bernardini : approche généalogique

Par son ascendance, Léonie Bernardini est la petite-fille de Caton Emile Bernardini, docteur en médecine, et d’Albertine Chevalley, mariés à Bourges en 1827[4]. Le couple rejoint rapidement la région lorraine d’où sont en particulier issus deux fils, Alexandre et Léon Bernardini, respectivement nés à Phalsbourg (Meurthe) en 1828 et 1837[5]. Après le décès paternel survenu en 1838, la famille s’enracine à Mulhouse (Haut Rhin), où les fils reçoivent une solide instruction littéraire, tout en bénéficiant de l’essor commercial de la ville. Professeur à Nancy, Colmar puis Mulhouse, Alexandre Bernardini intègre ainsi l’Ecole professionnelle de Mulhouse en 1856, avant de devenir secrétaire de la chambre de commerce de la ville de 1864 à 1870[6]. Son frère cadet, Léon Bernardini, est également mentionné comme professeur à l’Ecole professionnelle de Mulhouse en 1860[7].

De cette époque date l’enracinement familial dans la capitale. Cette même année, Léon Bernardini épouse en effet Pauline Douay, originaire de Landrecies (Nord), et domiciliée avenue de Clichy à Paris[8]. De cette union naît à Paris, le 11 juillet 1861, Léonie Bernardini, dont le père enseigne désormais à Quimper (Finistère)[9] et dont les oncles maternels, Edmond et Amédée Douay, sont également professeurs et « hommes de lettres », proches des milieux artistiques de la capitale[10]. Par une branche plus éloignée, Léonie Bernardini est également alliée aux familles d’Abel (1809-1870) et de Félix Douay (1816-1879), rendus célèbres lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et que celle-ci a propulsé au rang de généraux[11]. La perte des territoires a par ailleurs éloigné de Mulhouse Alexandre Bernardini, devenu directeur des Ecoles supérieures de commerce et d’industrie de Rouen, fondées au lendemain de la défaite de 1871, puis directeur de l’Institut commercial de Paris à compter de 1884[12].

Léonie Bernardini-Sjoëstedt : un mariage suédois

Partagée entre Paris et la province, la jeunesse[13] de Léonie Bernardini se déroule donc dans un milieu intellectuel privilégié, appuyé par un solide réseau social conforté au fil du temps dans la capitale. « Mme Sjoestedt est née et a grandi à Paris et appartient à une vieille famille de militaires français. Son grand-père est venu de Corse comme médecin militaire et a épousé « une Lorraine ». Sa mère nommée Douay, originaire de Flandre, est la nièce des deux célèbres généraux Douay » confirme un article ultérieur. Figurant dans un article autobiographique de 1911[14], cette référence à la guerre de 1870 apparaît comme un indice révélateur du climat de tension politique régnant entre les états. Ces incertitudes sont toutefois compensées par une aspiration à la paix et un cosmopolitisme croissant. Ainsi en atteste le mariage de Léonie Bernardini avec le journaliste suédois Erik Valentin Sjöstedt (1892)[15], expliquant par là même son intérêt pour le Suédois Alfred Nobel.

 

Léonie Bernardini-Sjöestedt © IDUN, 1911

 

Devenue femme de lettres et essayiste, découvrant la Suède à l’aune de sa condition matrimoniale et féminine, Léonie Bernardini-Sjöstedt s’intéresse plus largement à la littérature scandinave, dépeignant également l’histoire et la vie sociale suédoise[16]. Correspondant à Paris du Dagens Nyheter et de l’Agence de la Baltique[17], auteur de nombreuses publications, travaux et voyages, Erik Sjöstedt prend également « une part active au développement des sympathies et de la culture française dans son pays ». Proche de la cour de Gustave V, participant au renforcement des relations franco-suédoises au travers d’ambassades successives, il est promu chevalier de la Légion d’honneur en 1905 au titre du ministère des affaires étrangères puis commandeur en 1920[18].

Parallèlement, l’ascension sociale des familles Bernardini et alliés se poursuit. Oncle de Léonie et directeur de l’Institut commercial de Paris, Alexandre Bernardini a été promu chevalier de la Légion d’honneur en 1895[19]. Cousine de Léonie et fille du général Félix Douay, Félicie Douay épouse pour sa part Charles Colonna-Waleski, descendant de Bonaparte, mort pour la France en 1916[20]. Autre cousine de Léonie Bernardini, Lucie Douay, fille du professeur Edmond Douay, épouse Ernest Froger, initialement professeur au collège de Blois, décédé gouverneur des colonies en 1926[21].

Léonie Bernardini : approche idéologique

En l’état actuel des connaissances, il est difficile de dire si le couple Sjöstedt-Bernardini a rencontré Alfred Nobel au sein de la communauté suédoise de Paris. En tout état de cause, le parcours choisi illustre deux approches différentes de l’existence. L’un est celui de Nobel tendant à éviter la guerre par la construction d’un empire vivant sous la menace explosive : « Son but était d'en découvrir un d'effet si destructeur que, balayant invinciblement, d'un seul coup, les armées en présence, il rendît par cela même la guerre et ses horreurs désormais impossibles ». L’autre est celui des relations diplomatiques, des échanges économiques et culturels tissées entre états, au travers d’une approche humaniste mais également élitiste des relations sociales.

Enfin, le parcours de la biographe d’Alfred Nobel recoupe celui des Alsaciens-Lorrains qui,  participant à l’essor économique de la région lorraine avant la guerre de 1870, continuèrent leur œuvre en d’autres régions de France après la défaite de 1871. Ainsi en est-il des Lorrains fondateurs de la dynamiterie de Paulilles en 1870, témoins et acteurs du grand brassage des populations soumises aux aléas de la guerre. En définitive, l’article signé par L. Bernardini-Sjöstedt pose la question irrésolue des idéalismes, à partir du décès d’Alfred Nobel, inventeur de la dynamite en 1867. A un demi-siècle d’intervalle et malgré les leçons de l’histoire, espérons encore avec cet auteur « que l'arbre de la Paix et de la Fraternité universelle » fructifiera enfin sur le tombeau de l’inventeur suédois.

E. PRACA