Fernand FEUTRIER (1845-1927) - De la dynamite au Trésor public

 

Fernand Feutrier apparaît au cours des années 1870 dans les archives de la Société générale pour la fabrication de la dynamite et dans l’entourage de Paul Barbe, administrateur délégué de cette société propriétaire du site de Paulilles. Dans un premier temps, son activité professionnelle est liée à l’implantation des premières dynamiteries en Europe, et s’inscrit dans le cadre de la promotion ce nouveau secteur d’activité initié par Alfred Nobel. A la suite d’une conversion professionnelle intervenue dans les années 1880, Fernand Feutrier poursuit toutefois une carrière dans la finance publique, qu’il achève au grade de trésorier payeur général dans les colonies françaises.

 

Fernand Feutrier et l’innovation de la dynamite (1872-1874)

Né le 26 mars 1845 à Montfort (Ile et Vilaine), déclaré sous le nom de Futrier, Fernand Georges Charles Feutrier est le fils d’un ingénieur voyer d’arrondissement, ancien maire d’une commune rurale. Par commodité de consonance, ce patronyme est assimilé à celui de Feutrier, et cette extension demeure celle sous laquelle il est généralement connu.

Saint-cyrien issu de la promotion 1864-1866, Fernand Feutrier se destine tout d’abord à la carrière militaire[1]. Se distinguant durant la guerre de 1870 au cours de laquelle il est blessé lors des combats de Gravelotte[2], il est élevé pour ses faits d’armes au grade de chevalier de la Légion d’honneur. Inscrit sur la liste des récipiendaires en 1871, il fait l’objet d’une cérémonie militaire en 1872[3]. Cette même année, il donne toutefois sa démission de l’armée pour raisons de santé, ses anciennes blessures mettant un terme à son premier projet de carrière[4].

En congé militaire lors sa démission, Fernand Feutrier donne pour adresse le 58 rue de la Rochefoucauld à Paris et cette domiciliation provisoire indique qu’il est dès lors en contact avec les pionniers de la dynamite[5]. Cette adresse est en effet celle de la première société de Paulilles et de ce siège social, l’ingénieur dépose une première demande d’autorisation de sortie du territoire. Il annonce qu’il va résider un an à l’étranger pour affaires et précise qu’il se rend à Galdacano en Espagne.

A cette époque sur ce site du pays basque, Alfred Nobel est promoteur d’une nouvelle dynamiterie dont le projet réunit divers spécialistes en provenance de la dynamiterie de Paulilles (Pyrénées-Orientales)[6]. Feutrier intègre donc l’équipe qui se constitue sur le terrain pour la mise en oeuvre de la nouvelle fabrique, située dans la province de Bilbao.

L’année suivante, la présence de l’ingénieur est encore confirmée en Espagne, où il est présenté soit comme négociant à Bilbao soit comme directeur d’établissement industriel[7]. En 1874, F. Feutrier quitte ensuite l’Espagne pour la Belgique où il est autorisé à résider temporairement[8] : Alfred Nobel y négocie alors l’autorisation d’implantation d’une nouvelle dynamiterie. Fernand Feutrier est âgé de 28 ans.

Fernand Feutrier et la dynamiterie de Paulilles (1875-1876)

En 1875, Feutrier rejoint la France où il dirige les travaux de remise en activité de la dynamiterie de Paulilles, dont le fonctionnement est à nouveau autorisé, après une interruption temporaire. Nommé directeur provisoire de la fabrique, il procède dans le même temps à l'extension foncière et immobilière du site industriel. Fin 1875, alors que les travaux de réinstallation s’achèvent, l’administrateur Paul Barbe précise « qu'il faudra placer à Paulilles, dès qu'elle sera prête à fonctionner, un directeur expérimenté dans la fabrication de la dynamite. M. Feutrier, qui a dirigé les travaux d'installation, à la pleine satisfaction du directeur général, ne serait plus utile ». Paul Barbe se charge dès lors « de lui procurer une compensation »[9].

Au début de l’année 1876, Paul Barbe propose ainsi que Feutrier soit entretenu à la disposition des sociétés de dynamite française, suisse, italienne et espagnole. « Il serait envoyé en mission pour se perfectionner dans la fabrication et se tiendrait prêt à remplacer ou à seconder le directeur de l'une des quatre fabriques. Appointements et indemnités : 500 fr. par mois ; les quatre sociétés y contribueraient au prorata de leur production de dynamite à raison de 1000 fr. par an au maximum pour 50 000 kilos ». Le conseil d’administration de Paulilles approuve cette disposition également voulue par Nobel, tout en émettant le vœu « que ce soit de courte durée et pas trop onéreux pour la société »[10].

Au printemps 1876, il est enfin ouvert dans les livres de la société un « compte aux fabriques réunies où sont portés les paiements faits pour les appointements et frais de M. Feutrier. Les sociétés italienne et espagnole ont adhéré à la combinaison »[11]. En définitive, Fernand Feutrier demeure dans les Pyrénées-Orientales un peu moins de deux ans. Le 14 juin 1876, il déclare ensuite se rendre à Paris « où il est appelé à résider quelque temps ».

Fernand Feutrier et les enjeux de la concurrence (1877-1881)

Lors de sa résidence parisienne, Fernand Feutrier organise sa vie sociale au sein des réseaux sociaux de la dynamite. En 1877, il a épousé Eugénie Ferdinande Joséphine De Meurs, divorcée d’un avocat belge[12]. En 1878, à la naissance de sa première fille à Paris, il est toujours mentionné comme ingénieur[13]. La même année, il figure sous le nom de Fernand Georges Charles Feutrier de Corman, comme témoin au mariage à Paris de la fille aînée de Paul Barbe. Il y est encore mentionné comme ingénieur, âgé de 33 ans.

L’année suivante le premier fils de Feutrier naît à Ablon le 23 mai 1879[14]. Sur le plateau d’Ablon, a en effet autorisée la construction d’une nouvelle fabrique de dynamite concurrente à celle de Paulilles, par décret présidentiel du 25 septembre 1876. La Société exploitante, dénommée Société nationale des Poudres dynamites, a été fondée le 5 janvier 1877.  Des pourparlers difficiles sont alors entamés entre la société de Paulilles et cette société concurrente.

En 1881 enfin, Feutrier présente une communication à la section du génie civil du Congrès d’Alger, organisé par l’Association française pour l’avancement des sciences. Il y expose les avantages de la dynamite-gomme, nouvel explosif inventé par Alfred Nobel au milieu des années 1870 : «  M. Feutrier a exposé les progrès accomplis dans la fabrication de la dynamite-gomme et les avantages de ce produit au point de vue de la sécurité et de l'économie » indique la revue du Génie civil[15].

En 1882, les dissensions liées à la concurrence d’Ablon amènent toutefois la démission de Paul Barbe de la Société générale pour la Fabrication de la dynamite et la réorganisation de son conseil d’administration. A compter de cette date, Fernand Feutrier entame dès lors une conversion professionnelle, sans lien connu avec sa précédente activité.

Fernand Feutrier et les finances publiques (1882-1905)

A compter de 1882, Fernand Feutrier débute en effet une carrière dans les finances publiques, où il est admis en qualité d’« ancien lieutenant blessé ». Sa carrière demeure toutefois nomade, comme l’étaient ses fonctions dans la dynamite. Tout d’abord percepteur de troisième classe à Chef-Boutonne dans les deux Sèvres[16] puis à Coulonges sur l’Antize dans le même département, il devient ensuite receveur particulier des finances à Apt en mai 1887[17], puis est nommé à Sens dans l’Yonne. Cette mutation est la dernière sur le territoire de la métropole, où il exerce ses fonctions de 1882 à 1895.

Du département de l’Yonne, Feutrier est en effet muté en 1895 vers le Congo où il devient trésorier payeur à Libreville[18] : « Sont nommés trésoriers payeurs : du Tonkin, M. Duvignon ; de la Guyane, M. Legay ; de l’Inde, M. d’Encausses de Gauties : du Congo, M. Futrier » indique la presse[19]. Cette étape inaugure ses fonctions en qualité de haut fonctionnaire basé dans les colonies. En sa qualité de trésorier payeur de la colonie congolaise, F. Feutrier est élevé deux ans plus tard au grade d’officier dans l’ordre de l’Etoile Noire[20].

En 1898, il devient trésorier payeur général de la Guyane Française en remplacement du titulaire du poste nommé au Tonkin[21]. Il y demeure cinq ans. Durant cette période il publie en 1899 une monographie comptable des écritures du Trésor[22]. Enfin, à la suite d’une permutation avec un collègue, il devient trésorier payeur général de la Martinique en 1903 : « Futrier, trésorier-payeur de la Guyane a été nommé trésorier-payeur de la Martinique en remplacement de M. Lagrosilière qui permute avec lui. La date d'installation de M. Futrier dans son nouveau poste a été fixée au 1er novembre 1903 » indique le Journal officiel[23].

Ce poste est le dernier de sa carrière dans les finances publiques. En 1905, F. Feutrier est en effet  admis à la retraite et rejoint à l’âge de 60 ans le canton de Montfort (Ile-et-Vilaine) d’où il est issu[24]. Dans les colonies, il aura exercé ses fonctions à un poste de responsabilité figurant parmi les plus rémunérés de la fonction publique (1895-1905).

Fernand Feutrier et la finance privée

Au terme de cette carrière administrative, Feutrier exerce enfin une présidence dans la finance privée. En 1912, il préside en effet le Crédit argentin pour Prêts agricoles et hypothécaires, ayant pour objet les placements de capitaux français en Argentine, à titre d’investissements « fonciers, urbains ou ruraux ». Le conseil d’administration se compose alors de Dubard, inspecteur général des colonies en retraite, Malesset, membre du conseil supérieur des colonies, du prince de Bauffremont, propriétaire à Paris, d’un ingénieur et de banquiers. La société au capital de 5 millions de francs figure parmi les principaux organismes bancaires d’Argentine lors de la Première Guerre mondiale[25].

Ancien ingénieur et trésorier payeur, Fernand Feutrier décède en 1927 à Montfort-sur-Meu (Ile et Vilaine) à l’âge de 81 ans. Ce proche de Nobel et de Paul Barbe a donc participé à l’implantation de diverses dynamiteries en Europe, dont celle de Paulilles en 1875, avant de s’orienter définitivement vers la finance publique et privée : une carrière atypique,  augmentée d’une ascension sociale brillante, menant cet ancien militaire de la dynamite au Trésor, fonctions éloignées mais dont les jalons chronologiques sont désormais posés.

E. PRACA



[1] Saint-Cyr.org.

[2] DE LONLAY Dick, Français et Allemands. Histoire anecdotique de la guerre de 1870-1871, Paris, 1888, p. 147.

[3] AN, dossier Fernand Futrier LH/1046/33.

[4] Journal Le XIXe siècle du 11-7-1873 : ses anciennes blessures « l’ont forcé à quitter la carrière militaire ».

[5] Le 58 rue de la Rochefoucauld à Paris, siège de la 1ère société de Paulilles, est l’adresse d’Achille Brüll, directeur de la société.

[6] Tels Auguste Marchal ou Frédéric Combemale, pionniers de la dynamiterie de Paulilles créée en 1870.

[7] Le Petit Journal du 6-4-1873 et Le XIXe siècle du 11-7-1873.

[8] AN, dossier Fernand Futrier op.cit.

[9] CA du 12 novembre 1875. Ce même mois, Feutrier acquiert pour la Société Générale pour la Fabrication de la Dynamite une vigne au lieudit Al Fourat au prix de 7600 F., et un petit domaine de 3 ha au lieudit Mas d'en Julia ou de l'Esprit au prix de 80 000 F, le tout au "quartier de Paulilles". 

[10] CA du 31 janvier 1876.

[11] CA du 1er mai 1876.

[12] Geneanet, généalogie par Jean Jacques Vallée. Eugénie de Meurs divorcée de Oscar Antoine Georges Marie de Knyff, avocat décédé à Bruxelles en 1897.

[13] Archives Ville de Paris,  naissance de Fernande Pauline Hélène Futrier le 7-2-1878 à Paris 17e, acte de naissance n°368 du 9-2-1878.

[14] Geneanet, Généalogie I. Monnier que nous remercions ici pour l’ensemble des données.

[15] Feutrier, capitaine du génie, « Sur la gomme explosible de Nobel » (extrait du procès-verbal), séance du 19-4-1881, in Association française pour l’avancement des sciences, Comptes-rendus de la 10e session Alger 1881,  Paris, 1882, p.301. Egal. Le Génie civil, 1-6-1881, mention du congrès d’Alger p.359 et de Feutrier p.362 ; Mention « Communication n°12 de Feutrier : sur la fabrication de la dynamite-gomme » in Annales industrielles, 19-6-1881, p.775.

[16] Mouvements du personnel in Mémorial des percepteurs et receveurs des communes, tome 58, 1881, p.461.

[17] Journal Le Temps du 11-5-1887.

[18] Journal Le Temps du 15-12-1895.

[19] La Croix le 17-12-1895.

[20] Bulletin officiel du ministère des colonies, n°12, 1897, p. 1286.

[21] Journal La Liberté coloniale des 22-5-1898 et 3-7-1898.

[22] FEUTRIER Fernand, Monographie comptable des écritures du Trésor, suivie de la comptabilité moderne, partie rédigée par A. Friaucourt, inspecteur des services administratifs de la Marine, 1899, 254 p. in 8° broché.

[23] Journal officiel de la Martinique du 14 au 17-8-1903, p.503.

[24] Le Figaro 28-6-1905 et généalogie op.cit.

[25] G. Allard, ingénieur, Allamant, notaire à Lausanne (Suisse), Gournay, banquier à Compiègne, ancien président du tribunal de commerce et ancien maire de la ville. Commissaires aux comptes : A. Lebel, chef de bureau à la Compagnie d'Assurance générale-Vie, et L. Poisson, expert-comptable près le tribunal civil de la cour d'appel de Paris, arbitre au tribunal de commerce. Sources : gallica.bnf.fr, in Le capitaliste, 14-3-1912. Egalement mention durant la guerre de 1914 in « France-Amérique magasine », revue mensuelle du comité France-Amérique, septembre-décembre 1916.

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POUR EN SAVOIR PLUS

PRACA Edwige, Pauline Barbe et Eugène Sylvestre Buisson d'Armandy - Mariage - 1878, site Amis de Paulilles, rubrique Administration, section Patronat.